Tuesday, January 23, 2007

Explosion de la délinquance juvénile en Algérie Faute de stratégie , les pouvoirs publics éparpillent leurs moyens

A peine 16 ans au compteur et déjà lassé de vivre. Ceux comme Abed, qui ont entamé tôt la collection des funestes jours, vivent comme lui : dehors. Le gavroche fait partie de cette génération « patex ». La colle locale qui sans le vouloir a commercialement cartonné chez cette « race » de clients spéciaux : les enfants de la rue.
Avec sa bande de jeunes « mounharifine », les marginaux, Abed, le Rémi algérois, squatte depuis l’hiver dernier les abords de la rampe de la gare d’Alger. « C’est ici que je suis descendu le premier jour », régurgité par le train maudit de Constantine. Il fuguera de chez lui parce que le père, dit-il, lui faisait subir des « misères ». Il raconte, les yeux injectés de sang (effet de la colle), le regard aimanté au Tarik Ib’n Ziyad, les enfers traversés, les déchirures familiales… la loi de la jungle que la rue fait sienne, les passages à tabac, les vols, la manche… Son destin de jeune délinquant, qu’il n’a à aucun moment demandé à avoir, est pourtant des plus classiques. Les petits délinquants sont devenus, principalement dans les grandes villes du pays, une réalité incontournable. Le phénomène de la délinquance juvénile ne semble pourtant pas peser dans la balance des décideurs alors qu’il alimente grandement le sentiment général d’insécurité. La Gendarmerie nationale fait état de plus de 3700 mineurs arrêtés en 2005, contre 3123 en 2004 et 3076 l’année d’avant. Durant le premier trimestre 2006, les gendarmes ont interpellé 1027 mineurs impliqués dans différents délits. La DGSN, de son côté, estime à 11 302 mineurs (272 filles) impliqués dans divers délits. En 2005, le nombre de délits a augmenté de 4% par rapport à l’année 2004 où 10 965 délits de mineurs avaient été recensés par les services de police. Des raisons pour s’intéresser de plus près à ce phénomène, Hafida Aberkane en donnera une foule et pas des moindres. D’abord, l’argument démographique. La directrice du Samu social et ex-directrice du centre de rééducation pour filles mineures d’El Biar, auteur d’une intéressante étude sur l’approche de la délinquance et l’environnement social urbain, réalisée au milieu des années 1990, fait valoir les « deux tiers de la population algérienne » dont l’âge est compris entre 15 et 29 ans. Le second, un argument de taille : la force socialement active que constitue la jeunesse, peut dans le cas où elle n’est pas encadrée pour atteindre des objectifs de développement, générer des « dérapages sociaux », porteurs d’une instabilité politique et sociale permanente. Le développement de la délinquance juvénile en Algérie est préoccupant et grave, observe Mme Aberkane, et la prévention s’impose plus que jamais comme l’alternative première, sinon la seule d’après elle. Surtout que le phénomène semble avoir amorcé un changement. Des maux, des chiffres La délinquance juvénile, constate la directrice du Samu social, a évolué vers une délinquance de groupe alors qu’elle était « isolée » et de « besoin ». « Un enfant peut être considéré délinquant au sens technique du terme, lorsque ses tendances antisociales apparaissent si importantes qu’elles risquent d’en faire un objet d’une inculpation pénale », définit la psychologue. Ces « inadaptés » sociaux présentent des troubles d’intelligence, une arriération intellectuelle, ou des troubles émotifs. Les délits les plus fréquents chez les jeunes délinquants sont, entre autres, le vol, le vagabondage, la prostitution, la mendicité, l’usage et le trafic de drogue. Le vol demeure le délit principal avec 44 % d’après les statistiques de l’ONS. Celui-ci s’explique d’après notre interlocutrice par le fait que le jeune cherche à satisfaire les « besoins essentiels à sa survie. L’usage et le trafic de drogue chez les mineurs ne touchent pas que les « enfants de la rue ». La récente enquête de la Mediterranean School Survey Project on Alcohol and Other Drugs (MEDSPAD Algérie) indique que 17% des garçons scolarisés à Alger et âgés entre 15 et 16 ans ont déclaré avoir expérimenté le cannabis, contre 2% des filles. L’étude réalisée par la fondation Forem donne un taux plus « prononcé » 23,5% pour les garçons et 50 pour les filles. L’enquête de la Forem a touché une vingtaine de lycées d’Alger et quelque 2664 élèves. Dans une seconde étude consacrée aux enfants de la rue, la Forem estime leur nombre entre 15 et 20 000 à travers tout le pays. L’ONG internationale Terre des hommes, les estime, quant à elle, à 5000 enfants abandonnés, dont 1600 nouveaux-nés. Cette situation, explique l’ONG, est la conséquence de l’ostracisme frappant des mères célibataires. L’Observatoire des droits de l’enfant (ODE) fait ressortir dans son enquête nationale sur les enfants de la rue effectuée entre mars et mai 2006, dans trois grandes wilayas du Nord (Alger, Oran, Annaba) et une région de l’extrême sud (Tamanrasset), que sur les 189 enfants ciblés, 61% d’entre eux vivent de mendicité, 15 de vols et 2 de prostitution. Politiquement « incorrect » et moralement répréhensible, parler de racolage et de prostitution dans les milieux des jeunes, demeure un exercice de funambule. L’absence de statistiques officielles fiables et le tabou entourant cette question, font qu’il est difficile de se faire une idée précise sur l’ampleur du phénomène. Dans une étude publiée en juillet dernier sur le site de l’association de protection des enfants, le bouclier (www.lebouclier.org), le Dr Oukaci Lounis, maître de conférences à l’université de Constantine, relève que les réseaux de prostitution de mineurs sont « très bien organisés, bénéficient d’une ou de couvertures et utilisent du matériel perfectionné ». Ils disposent également de réseaux de plusieurs années en avance sur la police en matière de technologie utilisée et de moyens financiers colossaux. La famille, l’école, la rue : l’échec au pluriel ! Mais qu’est-ce qui pousse donc les jeunes algériens à basculer dans les géhennes de la délinquance, où survivre est du domaine exclusif de l’aléatoire ? Me Aberkane identifiera trois univers : la famille, la rue et l’école. Pour ce qui est de la famille, observe-t-elle, il a été constaté d’après l’expérience, que la plupart des délinquants est issue de parents divorcés, ou séparés, morts prématurément ou ayant abandonné l’enfant, ou issus de famille déficiente, ou polygame. Sur le même front, la cellule d’écoute et de prévention de la délinquance de la Gendarmerie nationale (créée en 2005) met en avant « l’instabilité » de la cellule familiale et le « déficit » en communication dans la famille. Une réalité qui explique en partie la montée en puissance de la délinquance juvénile. Melle Boukhaoula, psychologue, animatrice de ladite cellule, explique que c’est souvent cette même instabilité qui pousse les mineurs à quitter le domicile familial dans le cas où celui-ci existe. L’abandon de domicile, volontaire ou forcé, ouvre ainsi les portes grandes à la prostitution, le deal, la violence subie ou sécrétée. C’est également l’avis d’un magistrat à la cour d’Alger. Se basant sur son expérience d’ex-président à la chambre des mineurs, il attribuera la « flambée » de la petite délinquance à l’éclatement de la cellule familiale. « Le divorce, dit-il, est l’une des causes les plus récurrentes dans les situation s que j’avais à traiter ». Jugeant par ailleurs que dans les conditions actuelles, force est de constater que la rue a largement supplanté et même pris le dessus sur la cellule famille. Le modèle est manifestement plus fort et nettement plus dominant. L’autre point important aux yeux du magistrat est la responsabilité « civile » des parents. Bien que la loi consacra des articles à ce volet, rendant — dans des situations précises — des parents, en partie, responsables des délits et crimes de leur progéniture et prévoit même des poursuites judiciaires, l’affirmation de cette responsabilité est impossible dans le contexte actuel. Un contexte où ni la famille, encore moins l’école, ne sont exempts de reproches, au demeurant fondés. L’échec scolaire, ou la déperdition, est ainsi au cœur de la matrice de l’anéantissement social, dont les jeunes individus sont les maillons faibles. L’Etat pénal… et la mer de détresse Les préoccupations des jeunes, le syndicaliste Redouane Osmane de la Coordination des lycées d’Alger (CLA) en connaît un sacré bout. Professeur de français au lycée Emir Abdelkader, dans le populeux Bab El Oued (Alger), pendant de longues années, M. Osmane ne se dérobera pas alors qu’il est sur son terrain favori. Il est impensable, explique-t-il, d’appréhender le phénomène de la délinquance sans faire le lien direct avec les conditions socio-économiques du pays. La déperdition scolaire est de ces terreaux dont la délinquance se nourrit sans craindre l’excès. Chaque année, d’après le porte-étendard du CLA, 400 000 élèves du palier primaire et 170 000 collégiens et lycéens sont recalés du système éducatifs. Plus d’un demi-million d’exclus dont la société hérite annuellement sans trop savoir quoi en faire. Le chômage, l’absence de perspectives, de loisirs, d’un travail de proximité sociale, d’aide à la réalisation de projets collectifs ou individualisés des jeunes, sont autant de voies que la délinquance a systématiquement exploitées pour déboucher sur les proportions que l’on reconnaît présentement à celle-ci. Aussi, il critiquera les solutions institutionnelles ou « répressives ». « La question, dit-il, ne peut se régler par l’instauration d’un Etat pénal ». Une petite pierre « osmanienne » dans le jardin du nouveau procureur général d’Alger qui annonçait, il y a quelques semaines, la décision des instances judiciaires de durcir le traitement des affaires liées à la petite délinquance. Pour le syndicaliste, la méthode répressive n’est jamais allée jusqu’à attaquer le mal à sa racine. « Sans préparation, conclut Osmane, le jeune se noie inexorablement dans une mer de détresse individuelle ». - L’écoute, denrée socialement rare, existe néanmoins sous l’impulsion de quelques associations et organisations dites de « masse ». A ces dernières et malgré leurs propres limites et les desseins intéressés qui accompagnent les actions de ces mouvements, des affidés du système ont ce « pâle mérite » d’exister en attendant bien sûr l’entrée en scène des professionnels du social. Abederrahmane Araâr, responsable national des Scouts musulmans algériens (SMA), chargé des services et du développement, nous explique que les scouts se sont investis depuis 2004 dans l’encadrement des mineurs en difficulté. L’idée, à laquelle participent des éducateurs spécialisés du département de la justice, consiste en la création de trois groupes pilotes dans les centres de rééducation d’Alger, Sétif et Oran, où sont ouverts des cercles de discussion avec les jeunes en difficulté. Les boy-scouts organisent également avec les jeunes délinquants des ateliers d’animation, des sorties, des camps d’été etc. La difficulté, indique M. Araâr, réside dans la « frilosité » et les « réticences » de l’administration judiciaire à accorder aux bad boys les autorisations de sortie des centres, indispensables à la concrétisation de certaines parties du programme. « C’est dû, estime le responsable, à l’incompréhension entourant la démarche des scouts ». « Avant qu’il ne soit délivré, le sésame transite par plusieurs paliers de responsabilité, passant du procureur au juge des mineurs, par l’administration pénitentiaire et le directeur de la prison… Un temps fou pour parfois n’avoir droit qu’à un niet. Les choses se seraient nettement améliorées ces derniers mois », poursuit M. Araâr. Du bad boy au boy-scout ! Les SMA ne compteront pas s’arrêter en si bon chemin. L’opération initiée, voilà deux ans, qui prévoyait une prise en charge même après la libération des jeunes détenus a eu des impacts positifs. Certains se sont vu proposer une intégration aux scouts. M. Araâr citera plusieurs cas de figure, observés à Mostaganem, Laghouat et Ghardaïa où des jeunes délinquants ont été enrôlés sous la bannière des kechafa. La réussite de ces jeunes à intégrer des groupes de scouts est considérée comme la preuve « indiscutable », le baromètre d’une réinsertion sociale possible. Des centres relais pour la réinsertion de cette catégorie (24 à travers le pays) devraient de ce fait voir le jour d’ici à la fin 2007. Actuellement et selon les statistiques fournies par les scouts, il y a plus de 600 détenus mineurs à travers les centres pénitentiaires du pays. Chez les scouts, on considère que la délinquance est profondément liée à la situation sociale et économique du pays. « C’est aussi le résultat de l’absence de participation de la jeunesse à la prise de décision, d’absence de dialogue entre jeunes et adultes et d’une politique nationale de prise en charge des adolescents. » Actuellement, il existe 35 centres de rééducation et de protection (CSR et CSP) pour tout le territoire national pour une capacité d’accueil de 3770 places. Les CSR et CSP sont sous le contrôle du ministère de la Solidarité nationale. Les placements dans ces centres se font sur décision du juge des mineurs. Les jeunes en difficulté ne vont pas tous chez les scouts bien évidemment. Certains sont même devenus des… éducateurs. Les « psycho bus » et le Samu scolaire, deux expériences algéroises lancées par la Confédération nationale du mouvement associatif emploient, après une formation spécialisée, d’anciens délinquants. Plan Marshall pour la jeunesse Très actif et sous les bonnes grâces du chef de l’Etat qui le soutient, à l’occasion « indéfectiblement », le président de la confédération, Abdelkrim Abidet se fait le chantre de « l’insertion par le métier ». D’abord, il faudrait « réhabiliter le travail aux yeux de ces jeunes » qui « sont en rupture totale avec l’ordre social », déclare-t-il. Au traitement de la délinquance, Abdelkrim proposera le traitement de la « pré-délinquance ». Pour ce faire, le gouvernement doit mettre en œuvre un plan Marshall au profit des jeunes. Les placements dans les CSR coûteraient à l’Etat 50 millions/an, par jeune délinquant sans que l’internement soit constructif pour personne. « Quand le jeune sort à sa majorité, il n’a ni formation, ni métier, ni un endroit où aller ». Pour y remédier, préconise-t-il, obligation doit être faite à ces centres de s’ouvrir sur la réinsertion sociale et sur la formation professionnelle. L’Etat, pour combler le vide en la matière, doit également prévoir des relais de prise en charge, pour à la fois éviter la récidive et faciliter la réinsertion. Le défaut de prise en charge des enfants en difficulté n’est pas imputable d’après Abidet à un quelconque « manque de moyens » mais plutôt à un « éparpillement des énergies ». Chacun travaille de son côté sans ligne directrice et sans concertation aucune.En attendant, les jeunes délinquants, ceux qui sont comme Abed ou pire, ont déjà fort à faire avec la seule langue admise par l’Etat et la nation : l’indifférence au malheur d’autrui. « Si je survis à cet hiver, je vous jure que je ne resterai pas un jour de plus dans ce maudit bled ! », promet le Gavroche.
(el watan 23/01/2007)

8 comments:

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