Jusqu’aux deux attentats aux camions piégés dans les banlieues d’Alger, le 29 octobre, l’Algérie avait connu son mois de Ramadan le moins violent depuis quinze ans, avec vingt-sept morts, contre trois cents en moyenne dans les années 1990. Le ralliement du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) à Al-Qaida inquiète néanmoins, et d’abord en France, qualifiée d’« ennemi numéro un ».
Par Mathieu Guidère
Dans une vidéo diffusée le jour anniversaire des attentats du 11-Septembre, M. Ayman Al-Zawahiri, numéro deux d’Al-Qaida, annonçait une « bonne nouvelle » : le rattachement officiel à Al-Qaida d’une organisation algérienne connue sous le nom de Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). La France, qui se targue pourtant de n’avoir pas, en Irak, suivi les Etats-Unis dans leur « guerre contre le terrorisme », était clairement désignée comme une cible, au même titre que les Etats-Unis : « Cette union bénie sera un os dans la gorge des croisés américains et français (...) et fera naître la peur dans le cœur des traîtres et des fils mécréants de France. »
L’émir algérien du GSPC, M. Abou Moussab Abdel Wadoud, répondait à M. Al-Zawahiri dès le lendemain par la publication d’une lettre d’allégeance, dans laquelle il promettait de suivre M. Oussama Ben Laden « jusqu’au martyre ». Il y détaillait les raisons qui l’avaient conduit à se rallier à Al-Qaida : sa ligne est « conforme au Coran et à la tradition du Prophète », « ses fatwas sont conformes à la charia », « sa politique est sage et bien guidée ». Mais surtout, dit-il, « nous avons entière confiance en la foi, la doctrine, la méthode et le mode d’action de ses membres, ainsi qu’en leurs chefs et leaders religieux ».
Ce ralliement illustre une dynamique plus large, qui définit le nouveau visage mondial du terrorisme islamiste : l’articulation de groupes armés disposant d’un fort ancrage local à un vaste réseau transnational, un phénomène dans lequel Al-Qaida, aussi affaiblie soit-elle d’un point de vue opérationnel, joue le rôle de référent symbolique et dont le conflit irakien constitue le principal catalyseur. Malgré les succès proclamés par les services de sécurité, l’influence d’Al-Qaida n’a jamais été si forte, et son emprise idéologique sur les mouvements radicaux dans le monde musulman n’a cessé de croître. Jusqu’ici, le Maghreb était resté relativement à l’abri de cette mouvance globale ; mais, avec le rattachement officiel du GSPC, la donne est en train de changer.
Le GSPC a été créé à la fin des années 1990 par des dissidents du Groupe islamique armé (GIA) algérien, responsable des attentats terroristes de 1995, à Paris. Il a désigné la France, maintes fois, comme son « ennemi numéro un », et plusieurs cellules de sympathisants ont été démantelées à temps durant les dernières années, en France et ailleurs en Europe. Malgré les tentatives d’infiltration et de manipulation par les services algériens (
1), le GSPC demeure très actif au Maghreb en général et en Algérie en particulier, où il semble être parvenu à faire avorter le processus de réconciliation nationale inauguré par la charte adoptée en septembre 2005, à laquelle il s’est montré d’emblée hostile.
Alors que celle-ci devait permettre de rétablir la paix dans le pays, un an plus tard ses résultats sont limités. Certes, « plus de deux cent cinquante terroristes » ont déposé les armes et « plus de deux mille islamistes » ont été amnistiés en application de ses dispositions. Mais le ministère de l’intérieur algérien révèle, dans le même temps, que, « sur une année, environ cinq cents terroristes ont été abattus ou capturés par les forces de sécurité (
2) ». Le GSPC – toutes factions confondues – a revendiqué quant à lui, entre le 1er janvier et le 30 septembre 2006, une centaine d’opérations, presque toujours meurtrières, dans diverses régions du pays : attaques contre des postes de police ou de gendarmerie, des unités de l’armée en patrouille, des fourgons blindés, assassinats ciblés, recours aux mines antipersonnel.
Parallèlement, le GSPC a tâché d’inscrire son action dans une dimension plus internationale. Il n’a pas manqué une occasion de faire connaître sa position, que ce soit concernant la situation en Afghanistan, en Tchétchénie, au Liban, en Somalie ou au Soudan. Surtout, il a cherché assidûment à se placer sous la bannière d’Al-Qaida, et donc à remplir les « conditions » d’un tel rattachement. L’émir du GSPC a lui-même fait état, dans son communiqué de ralliement, de « tractations et de discussions intenses qui ont duré près d’un an ». Ainsi, le GSPC n’a pas été admis au sein d’Al-Qaida par simple opportunisme, mais à l’issue d’un long rapprochement entre les deux organisations. C’est là que le conflit irakien a joué un rôle déterminant à la suite de l’amorce d’un dialogue avec Al-Qaida au « pays des deux fleuves » (la Mésopotamie) et de la reproduction du modèle offert par cette organisation.
Sur les sites internes fréquentés par les partisans et les sympathisants du djihad, plusieurs messages adressés par le commandement d’Al-Qaida ont félicité le GSPC pour son « action djihadiste » en Algérie. Le tournant s’est confirmé quand, en juin 2005, le GSPC a reproduit une lettre émanant du « chef de la division média d’Al-Qaida », M. Abou Maysara Al-Iraki, félicitant le GSPC pour son « opération victorieuse » menée peu avant en territoire mauritanien contre une caserne des forces de sécurité. C’était là la première action d’envergure du GSPC chez les voisins de l’Algérie. D’autres actions du même type amèneront du reste M. Ben Laden lui-même à faire l’éloge des « moudjahidins algériens ».
La France dénoncée
En juillet 2005, le GSPC a de son côté félicité Al-Qaida en Irak pour avoir capturé des diplomates algériens, Ali Belaroussi et Izzedine Belkadi. Dans son communiqué, il appelait même à « appliquer le jugement de Dieu sur eux », c’est-à-dire à les exécuter. Le mois suivant, l’émir Wadoud réitérait son soutien à l’assassinat de ses compatriotes.
Depuis, les deux organisations terroristes semblent être sur la même longueur d’onde. A la mi-août 2005, un communiqué d’Al-Qaida était repris par le GSPC et adressé aux « jeunes de la nation » pour rejoindre « le djihad contre les renégats en Algérie ». Et, fin août 2005, Al-Qaida fustigeait dans un message de rappel l’« opposition de la France croisée au voile musulman ». Dans la foulée, le GSPC publiait, en français et en arabe, sur tous les forums et sites Internet islamistes, un appel incitant les Algériens vivant sur le territoire français à « apporter leur soutien à leurs frères moudjahidins en Algérie ». La France y était dénoncée pour son aide au régime du président Abdelaziz Bouteflika, et le GSPC appelait ses sympathisants à la « vengeance ».
L’année 2006 voit le renforcement des liens entre les deux organisations. Des communiqués concordants ou concomitants concernent divers événements internationaux (Tchétchénie, Afghanistan, Soudan, Liban). La mort d’Abou Moussab Al-Zarkaoui en Irak, le 7 juin 2006, donne lieu à un long communiqué de condoléances de la part de l’émir du GSPC. En retour, dans une lettre de remerciement, M. Al-Iraki félicite M. Wadoud pour sa « communication efficace pour la mobilisation de la nation en faveur du djihad ».
Ce message renvoyait à une recommandation faite par Al-Qaida début 2006 aux responsables du GSPC, leur rappelant l’importance de la propagande. Le développement des moyens de communication adéquats s’est révélé, par la suite, l’aspect le plus flagrant d’un alignement du GSPC sur les pratiques d’Al-Qaida. Plusieurs innovations majeures méritent d’être signalées.
Au cours des derniers mois, le GSPC a d’abord mis en place une liste de diffusion régulière et sécurisée sur laquelle il fournissait le relevé de ses opérations, ses communiqués de revendication, ainsi que ses documents officiels audio et vidéo. D’abord mensuelle, cette liste est rapidement devenue hebdomadaire. Son contenu est repris intégralement par les autres listes de diffusion islamistes, preuve que le GSPC a intégré le cercle très fermé des groupes djihadistes reconnus à l’échelle du monde musulman et non plus seulement à l’échelle locale.
De plus, imitant les publications de l’insurrection irakienne et en particulier celles d’Al-Qaida en Irak, le GSPC a relancé dans la foulée son magazine intitulé Al-Jamaa (« Le groupe »). Il s’agit d’un mensuel d’une trentaine de pages, qui s’inspire désormais des rubriques et de la mise en forme des magazines d’Al-Qaida en Irak et du groupe Ansar Al-Sunna. Le n° 6 d’Al-Jamaa, par exemple, compte trente-six pages et traite aussi bien des opérations internes du GSPC que des événements en Irak, au Maroc ou en Tchétchénie. Le magazine publie de larges extraits d’avis des maîtres à penser du salafisme (doctrine rigoriste et passéiste de l’islam dont est dérivé le djihadisme). Largement diffusé sur les forums d’Internet, il possède des relais efficaces qui permettent de le retrouver sur plusieurs sites du réseau mondial aussi bien en Europe que dans le monde musulman.
Depuis janvier 2006, le groupe algérien a également fait de gros efforts pour proposer aux internautes un site complet et mis à jour. En raison des attaques continues des services de sécurité, ce site a changé plusieurs fois d’adresse et n’est plus accessible que par intermittence. A la date du 10 septembre 2006, le compteur du site affichait quatre-vingt-cinq mille visiteurs, avec une moyenne de plus de dix mille visiteurs par mois.
Dans la rubrique consacrée à la « doctrine » figure un texte écrit par l’une des figures de proue de l’islamisme radical au Proche-Orient, M. Abou Mohammad Al-Makdissi, emprisonné en Jordanie depuis plusieurs années. La « doctrine » inscrit notamment le GSPC dans le sillage du Groupe de l’unicité et du djihad fondé et dirigé par Al-Zarkaoui, avant son allégeance à M. Ben Laden et sa nomination à la tête d’Al-Qaida en Irak.
Depuis la mort d’Al-Zarkaoui, les principaux chefs du GSPC ont veillé, à travers une série d’entretiens disponibles sur le site Internet du groupe, à justifier leurs positions extrêmes, notamment en ce qui concerne les attentats contre les civils. Ils y manifestent également une radicalisation au niveau idéologique et théologique avec un glissement du salafisme vers le djihadisme et le « martyre » face aux infidèles. Cette évolution ne les place pas encore au niveau d’intransigeance atteint par Al-Qaida en Irak, mais les signes d’un alignement prochain sont perceptibles, en particulier dans les récents documents vidéo du groupe algérien.
La vidéo est l’innovation majeure du GSPC au cours des derniers mois. Imitant la propagande d’Al-Qaida en Irak, le groupe algérien a mis sur pied un comité des médias (Lajna I’lamiyya) et exigé de tous ses commandants de filmer leurs opérations, de jour comme de nuit. Cette médiatisation des actions aurait galvanisé les combattants et redonné un nouveau souffle à un groupe isolé dans le désert et les montagnes d’Algérie.
En trois mois, deux vidéos ont été mises en ligne. La première dure à peine un quart d’heure et ne contient que le compte rendu filmé d’un seul commandant du GSPC. La réaction des internautes a été sans concession : le film est jugé « vide », « nul », et souvent comparé défavorablement aux chefs-d’œuvre de propagande produits par Al-Qaida en Irak. La seconde vidéo, diffusée début septembre 2006, a témoigné de progrès considérables. Elle dure une heure et demie et comprend des images plus dures et des actions plus spectaculaires. Se présentant comme une compilation d’opérations perpétrées aux quatre coins de l’Algérie, elle donne, de par la diversité même des opérations, l’impression d’une omnipotence du GSPC.
Bien que ces vidéos montrent toujours un GSPC victorieux, des pertes dans ses rangs sont reconnues – et c’est là que se ressent un glissement vers la doctrine du « martyre » d’Al-Qaida. Les films rendent compte d’une initiation spirituelle préalable au combat et glorifient les combattants morts, rappelant étrangement les films des « martyrs d’Al-Qaida », tournés à l’occasion de chaque attentat-suicide d’envergure en Irak. Même si, pour l’heure, le GSPC n’a revendiqué aucune opération de ce type en Algérie, la courbe empruntée par sa propagande tend vers cette forme de terrorisme suicidaire et spectaculaire qui constitue la marque de fabrique d’Al-Qaida.
Cela est d’autant plus inquiétant que le comité des médias du GSPC a emprunté tous les chants de guerre et la plupart des accompagnements sonores utilisés par Al-Qaida en Irak pour appuyer son propre message. Il a également adopté la technique des aveux filmés et des exécutions sanguinaires.
La dynamique d’internationalisation se perçoit également dans les profils des combattants décrits dans ces vidéos. Un reportage vante les qualités d’un certain Mounir le Tunisien, à la tête du camp d’entraînement du GSPC en Algérie. Un autre est consacré à une opération commune avec les « moudjahidins de Mauritanie ». L’Union du Maghreb arabe trouve son illustration dans une scène de liesse au cours de laquelle fraternisent des djihadistes algériens, marocains, tunisiens, libyens et mauritaniens, avec comme fond sonore les chants d’Al-Qaida qui résonnent dans le no man’s land du Grand Sahara.
(Mathieu Guidère,LE MONDE DIPLOMATIQUE)